Cette présentation en Jésus d'une nouvelle image de Dieu était tellement déroutante que beaucoup de Juifs, malgré l'aide de la révélation vétérotestamentaire, refusèrent cet approfondissement qui leur paraissait blasphématoire. Du moins avaient-ils bien compris que Jésus leur demandait de s'engager dans une voie invraisemblable. Que faudrait-il de plus pour nous éclairer sur l'originalité et la nouveauté du Dieu de Jésus Christ, à moins d'accuser Jésus de maladresse, ou de tout réduire à un malentendu !

On peut se demander si une bonne partie des chrétiens n'ont pas au cours des siècles, plus ou moins consciemment, étouffé cette révélation déraisonnable, si contraire à l'esprit "religieux", si dangereux pour leur propre autorité. Par tous les moyens ils ont tenté et ils tentent de réduire la foi chrétienne en une religion plus facile à gérer, au point que cette véritable image de Dieu apparaît seulement, de manière épisodique, au détour de quelques intuitions rencontrées chez les Pères ou les mystiques, qui célèbrent l'incompréhensible respect de Dieu à l'égard de la liberté humaine ou cet "amour fou" de Dieu pour l'homme : manikos erôs (Nicolas Cabasilas).

On peut se demander si la véritable foi chrétienne ne jaillit pas de la rencontre entre une expérience confusément mystique, fondée sur le pressentiment d'un Dieu à l'amour humble et humilié d'une part et d'autre part la révélation de ce Dieu à travers la croix du Christ. En effet, la kénose du Christ révèle nécessairement un Dieu kénotique, à condition de comprendre que cette kénose est l'expression abyssale de la passion amoureuse et de l'infini respect de Dieu pour l'homme. Folie du langage de la croix, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, folie de Dieu, faiblesse de Dieu, voilà les expressions qu'on rencontre en 1 Co 1. Elles sont assez fortes pour nous obliger à entrer dans la nouveauté du rapport christique avec Dieu et nous faire pressentir dans quelle direction la démesure de Dieu dépasse toutes les plus hautes représentations religieuses. Ainsi décrypté, le nouveau rapport Dieu-homme est capital et nécessaire, aussi bien pour la foi du chrétien que pour la compréhension théologique, critique et historique de la Bible.